Aux quatre coins du monde, les normes démocratiques sont menacées et les conséquences à long terme s’annoncent graves. Les travailleuses et travailleurs de l’informel et autres groupes marginalisés vivent en ce moment des contrecoups des batailles durement livrées en faveur d’une participation et des droits accrus. Malgré ces revers, les organisations de travailleuses et travailleurs s’organisent et se dotent de stratégies novatrices pour faire progresser les pratiques démocratiques.

Il y a cinq ans à peine, les autorités locales de Bangkok, en Thaïlande, collaboraient étroitement avec les vendeuses et vendeurs de rue, tous les jours, pour créer un environnement propre et dynamique propice au commerce dans l’espace public. À Belo Horizonte, les récupératrices et récupérateurs de matériaux du Brésil ont bénéficié d’espaces de participation institutionnalisés et de politiques d’inclusion dans les régimes de gestion des déchets solides. À Lima, au Pérou, les vendeuses et vendeurs de rue ont salué l’approbation d’une ordonnance municipale favorable aux plus démunis, élaborée par la ville avec leur participation attentive au cours des mois.

 Depuis lors, dans toutes ces villes et dans bien d’autres du Sud et du Nord global, les normes et pratiques démocratiques sont en train de s’éroder rapidement. C’est-à-dire que les progrès durement acquis par les travailleuses et travailleurs de l’informel au fil des décennies sont en perte de vitesse à mesure que les espaces de participation se ferment et que les mesures répressives (expulsions, arrestations, démantèlement des politiques d’inclusion) montent en flèche.

Depuis lors, dans toutes ces villes et dans bien d’autres du Sud et du Nord global, les normes et pratiques démocratiques sont en train de s’éroder rapidement.

Ces tendances ont été exacerbées par une hausse de la désinformation et des discours négatifs au sujet des travailleuses et travailleurs de l’informel, ayant souvent des connotations xénophobes, racistes et classistes. Ce à quoi nous assistons laisse entrevoir une image sombre, celle d’une crise démocratique croissante dans le monde entier et qui se manifeste de manière évidente dans toutes les régions. Au bout du compte, le paysage mondial actuel détourne également l’attention que l’on doit accorder aux inégalités sociales, économiques et environnementales urgentes et sape réellement l’action menée pour y remédier.

Malgré ce tableau sombre, dans le travail que fait WIEGO avec les organisations de base de travailleuses et travailleurs de l’informel, nous voyons s’affirmer des efforts pour promouvoir la démocratie participative d’en bas, à partir de la base. En cette Journée internationale de la démocratie, nous rendons compte de la façon dont plusieurs OB sont en train de créer, à la base, des espaces de résistance, d’imagination et d’action collective.

Visionnez cette vidéo : S’organiser pour le changement : les travailleuses et travailleurs de l’économie informelle

Bangkok street vendor
Photo: Pauline Bronstein/Getty Images Reportage

Thaïlande : les vendeuses et vendeurs de rue, bâtissant un mouvement, incarnent la pratique démocratique

Lorsque les moyens de subsistance des vendeuses et vendeurs de rue se sont trouvés menacés, suite à un bouleversement au sein du gouvernement thaïlandais, ils se sont rapidement organisés et unis pour bâtir un mouvement populaire de défense de leurs droits.

En 2014, un coup d’État militaire a écarté le gouvernement thaïlandais, établissant rapidement une junte qui, une fois au pouvoir, a promulgué une constitution provisoire lui accordant de vastes pouvoirs. Peu de temps après, le nouveau gouvernement s’est mis à transformer ce qui avait été jusque-là un modèle mondial de pratiques de gestion exemplaires du commerce de rue –un modèle axé sur la coopération quotidienne entre les vendeuses et vendeurs et les autorités– en une campagne d’expulsions implacables qui a déplacé environ 17 000 vendeuses et vendeurs de rue sur une période de quatre ans.

Dans le travail que fait WIEGO avec les organisations de base de travailleuses et travailleurs de l’informel, nous voyons s’affirmer des efforts pour promouvoir la démocratie participative d’en bas, à partir de la base.

En réponse à cette mesure, les vendeuses et vendeurs, appuyés par HomeNet Thaïlande, se sont rapidement mobilisés créant, à l’échelle de la ville, le tout premier réseau de vendeuses et vendeurs thaïlandais pour le développement durable.

En l’absence de lieux d’échange avec les autorités, tant au niveau de la ville que du quartier, de forums interactifs sur la gestion des vendeuses et vendeurs de rue, le réseau a créé le sien. Les leaders des vendeuses et vendeurs de rue représentant 23 quartiers de la ville, réunis pour débattre, se sont entendus sur un ensemble de revendications visant à garantir le droit de regagner les anciennes zones de vente et le droit de participer au processus décisionnel relatif à la gestion de l’espace public.

Depuis, ils ont organisé des marches, convoqué des conférences de presse, lancé une campagne sur les médias sociaux et sont investis dans diverses formes de désobéissance civile inédite pour protester contre l’interdiction de la vente. Il en est résulté un mouvement démocratique et dynamique, porté par les vendeuses et vendeurs de rue et leurs alliés qui, par le débat, la recherche de consensus et la sensibilisation incarnent le type de pratique démocratique qu’ils souhaitent que leur gouvernement adopte dans son approche de la gestion du commerce de rue à Bangkok.

En lire plus sur la marche des vendeuses et vendeurs de rue de Thaïlande contre l’éviction et leur travail de solidarité avec les vendeuses et vendeurs de rue de la ville de New York

Lima street vendor
Photo: Juan Arredondo/Getty Images Reportage

Lima : les vendeuses et vendeurs de rue innovent face à un statu quo répressif

Créer des espaces de dialogue entre les citoyens et leur gouvernement, comme l’a fait la Municipalité de Lima dans le passé, est important non seulement pour le maintien d’une démocratie saine, mais aussi pour l’adaptabilité des politiques et l’innovation en la matière.

En 2014, les responsables politiques de Lima ont convoqué une mesa (table ronde), au cours de laquelle les vendeuses et vendeurs de rue issus des fédérations de la ville ont été invités à contribuer à l’élaboration d’une nouvelle ordonnance municipale. Depuis lors, l’ordonnance qui en a résulté a connu une mise en œuvre déficiente, et la demande répétée des vendeuses et vendeurs de rue visant à rétablir la mesa, dans le but de collaborer sur les moyens d’avancer, est restée lettre morte.

Les leaders des vendeuses et vendeurs de rue représentant 23 quartiers de la ville, réunis pour débattre, se sont entendus sur un ensemble de revendications visant à garantir le droit de regagner les anciennes zones de vente.

Pire encore, ils se sont trouvés confrontés à une nouvelle réalité : des expulsions à grande échelle, même dans certaines des zones du marché les plus établies de la ville. Comme les vendeuses et vendeurs de Lima le savent, les expulsions sont une réponse dévastatrice, coûteuse et inefficace aux défis inhérents à la gestion de l’espace public et rendent compte également d’un manque d’imagination.

Pour faire face aux expulsions, les leaders des vendeuses et vendeurs de rue de Lima ont pris à bras le corps le travail difficile que la municipalité se refuse de faire : travailler ensemble et de concert avec des experts, pour élaborer des propositions novatrices, des alternatives à l’expulsion. En août, soutenus par WIEGO, les vendeuses et vendeurs de rue de Lima ont organisé un forum d’échange avec les autorités municipales, axé sur ces propositions, dans l’espoir de jeter les bases d’une coopération mutuellement bénéfique.

En lire plus sur les défis auxquels les travailleuses et travailleurs de l’informel sont confrontés à Lima à mesure que poursuivent les initiatives de « modernisation »

Waste pickers protest in Brazil
Photo: Deia de Brito

Brésil : les récupératrices et récupérateurs de matériaux mobilisent des réseaux de soutien

Au cours des vingt dernières années, les récupératrices et récupérateurs de matériaux au Brésil se sont assurés aux niveaux national, régional et local des gains politiques essentiels fondés sur l’insertion socioéconomique. Cependant, depuis 2016, l’instabilité politique et économique, conjuguée au virage droitier radical de la politique nationale brésilienne, a mis ces gains en péril.

En réaction, organisés, les récupératrices et récupérateurs de matériaux ont mobilisé des alliances historiques pour garder les canaux de dialogue ouverts et empêcher le démantèlement du cadre politique de gestion inclusive des déchets solides du Brésil, cadre qui a pris des années à mettre en place.

Pour faire face aux expulsions, les leaders des vendeuses et vendeurs de rue de Lima ont pris à bras le corps le travail difficile que la municipalité se refuse de faire : travailler ensemble et de concert avec des experts, pour élaborer des propositions novatrices, des alternatives à l’expulsion.

Par exemple, à Belo Horizonte, les récupératrices et récupérateurs de matériaux ont été confrontés, il y a peu, à deux menaces graves : les coupes budgétaires d’un centre public chargé de promouvoir une politique et des pratiques de recyclage intégratrices (le Centre de référence en déchets solides du Minas Gerais) et le dépôt de projets de loi sur les technologies d’incinération dans l’assemblée législative de l’État (qui, s’ils sont adoptés, nuiront aux moyens de subsistance des récupératrices et récupérateurs).

Pour lutter contre ces menaces, les récupératrices et récupérateurs à Belo Horizonte et dans l’État du Minas Gerais, ainsi que les ONG partenaires, ont activé des réseaux d’alliés aux niveaux local et national formant un front uni de résistance. Ces alliances regroupent divers acteurs, tels que des associations communautaires de quartier, un groupe de réflexion composé de représentants du Mouvement national des récupératrices et récupérateurs (MNCR, pour son sigle en portugais), des universitaires, des experts et praticiens en déchets (l’Observatoire pour un recyclage intégrateur, dont WIEGO fait partie) et des représentants sympathisants du gouvernement de l’État.

Les récupératrices et récupérateurs à Belo Horizonte et dans l’État du Minas Gerais, ainsi que les ONG partenaires, ont activé des réseaux d’alliés aux niveaux local et national formant un front uni de résistance.

Cette stratégie a déjà donné des résultats : il y a deux ans, les récupératrices et récupérateurs et leurs alliés ont bloqué un projet de loi sur l’incinération après une audition publique multipartite. Récemment encore, les récupératrices et récupérateurs de matériaux et leurs alliés ont pu s’arranger pour se réunir avec l’assemblée législative de l’État du Minas Gerais au sujet des menaces liées à l’incinération et aux réductions budgétaires. La réunion a débouché sur deux engagements consistant, d’une part, à bloquer un projet de loi qui aurait abrogé une loi anti-incinération et, d’autre part, à poursuivre le dialogue avec les représentants des récupératrices et récupérateurs de matériaux concernant les politiques de l’État ayant une incidence sur leurs moyens de subsistance.

En lire plus sur les défis que connaissent les récupératrices et récupérateurs de matériaux à Bogota face aux progrès marqués dans leur collaboration avec la municipalité.

Citoyenneté et démocratie actives : une pratique à ré-imaginer à partir de la base

Trois exemples de résistance, trois manifestations du potentiel qu’ont les organisations de base de travailleuses et travailleurs de l’informel de lutter contre les menaces à la démocratie. Bien que ces expériences localisées ne constituent pas la solution aux crises qui se déploient dans le monde entier, elles offrent au moins une leçon, celle du pouvoir des efforts d’organisation à la base et d’offrir des solutions alternatives, face au statu quo.

Alors que les gouvernements rejettent les normes démocratiques, les groupements de travailleuses et travailleurs à la base modélisent, elles et eux, la pratique démocratique de base. Alors que les décideurs manquant d’imagination adoptent des réponses simplistes et inefficaces à des problèmes complexes, les travailleuses et travailleurs innovent. Et alors que les élites politiques cultivent l’hostilité et la division, désormais ancrées dans la réalité du discours public, les organisations de travailleuses et travailleurs locales jettent des ponts et forgent des alliances.

En s’efforçant collectivement d’élargir le cadre du débat, ainsi que l’éventail des voix légitimées, les travailleuses et travailleurs de l’informel ont mis en avant des enseignements vitaux sur la façon de ré-imaginer des formes d’engagement civique plus pluralistes, plus démocratiques et plus actives.

Photo principale: Rhonda Douglas

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