Partout dans le monde, plus de deux milliards de personnes sont engagées dans le travail informel. Les travailleuse·eur·s de l’informel continuent d’être confronté·e·s à une accumulation de vulnérabilités qui ont été exacerbées pendant la pandémie de la COVID-19 –la nature précaire de leur travail, l’environnement souvent dangereux dans lequel elles·ils doivent le faire, ainsi que de multiples défaillances systémiques qui les empêchent de bénéficier d'une protection sociale adéquate pour se prémunir contre les maladies et l’insécurité financière–. L’accès à la vaccination contre la COVID-19 pour que les travailleuse·eur·s de l’informel puissent faire face à ces vulnérabilités, plus d’un an après que l'épidémie ait été déclarée comme pandémie, est donc sans aucun doute une question de justice économique.
La santé et l’économie mondiale sont interdépendantes : il y a des décennies de recherche mesurant l’impact des maladies sur le travail et la productivité humaine. L’amélioration de l’accès aux soins de santé (y compris par le biais de l’assurance maladie) est susceptible d’améliorer les effets en matière de santé, à savoir la réduction de la morbidité et de la mortalité liées aux maladies. L’amélioration des effets en matière de santé permet aux travailleuse·eur·s de perdre moins de temps de travail productif pour cause de maladie, ce qui augmente leur production économique. En outre, un·e travailleuse·eur ayant un accès suffisant aux soins de santé est généralement confronté·e à des dépenses de santé plus faibles, ce qui se traduit par une augmentation du revenu disponible à dépenser pour les biens et services. En plus d’accroître les recettes fiscales, ces dépenses supplémentaires génèrent des avantages pour les fournisseuse·eur·s et renforcent l’économie sous la forme d’un effet multiplicateur. Une économie plus forte, à son tour, augmente la probabilité de pouvoir également répondre à d’autres besoins de la société qui sont intrinsèquement favorables à la santé, comme un emploi équitable, un logement adéquat et l’accès à l’éducation.
La vaccination est une facette de l’accès aux soins de santé, étant donné que les vaccins sont un produit commercial de soins de santé. La capacité d’accéder à la vaccination est déterminée par une série de facteurs, y compris le pouvoir d’achat local/national pour obtenir des vaccins et le caractère abordable des vaccins parmi la population (dans les cas où ils ne sont pas administrés gratuitement). La vaccination est considérée comme l’un des outils les plus rentables pour prévenir les maladies et éviter le lourd fardeau des coûts associés aux admissions à l’hôpital pour les soins d’urgence et d’autres services de santé curatifs. Les pays du Sud, en particulier, ont bénéficié d’importants rendements sur les investissements grâce aux programmes de vaccination contre la variole et la polio au cours des dernières décennies. L’accès à la vaccination est sans aucun doute bénéfique sur le plan économique, les auteur·e·s d’un récent article de réflexion sur la vaccination contre la COVID-19 la décrivant comme un acte d’ « investissement dans le capital humain, ce qui a un impact durable sur les économies du monde entier ».
La vaccination contre la COVID-19 est sur le point d’être un élément clé dans le mouvement pour la justice économique pour les travailleuse·eur·s de l’informel. L’absentéisme au travail –et le présentéisme au travail avec une productivité réduite– en raison des restrictions imposées par la COVID-19 ou d'une maladie est susceptible d’avoir un impact énorme sur la sécurité du revenu des travailleuse·eur·s de l’informel, ainsi que sur l’économie au sens large. Cela a été déjà observé à Bahia, au Brésil, où la réduction de l’activité des travailleuse·eur·s de l’informel sur le marché du travail a été associée à des effets négatifs significatifs sur l’économie. Cette situation serait également aggravée par les inégalités socio-économiques régulièrement vécues par les travailleuse·eur·s de l’informel, qui se matérialisent sous la forme d’une pauvreté relative, d’un accès limité aux soins de santé et d’un manque de protection sociale. Les données de l’Étude sur la crise de la COVID-19 et l’économie informelle de WIEGO ont déjà illustré l’absentéisme durant la crise de la COVID-19 chez les travailleuse·eur·s de l’informel : près de 70 % des travailleuse·eur·s de l’informel interrogé·e·s ont déclaré avoir cessé de travailler pendant les premières périodes d'isolement social obligatoire. Cette question est encore aggravée par le risque que les membres de la famille à charge des travailleuse·eur·s contractent la COVID-19 et tombent malades, ce qui augmente le fardeau des soins pour les travailleuses informelles en particulier et risque d'augmenter encore l’absentéisme/présentéisme avec une productivité réduite, et par conséquent de limiter la production économique des travailleuse·eur·s.
Le nationalisme vaccinal, c’est-à-dire le fait que les gouvernements se procurent d’énormes quantités de vaccins pour leur propre pays au détriment des autres, pose un risque économique majeur. La Chambre de commerce internationale a récemment estimé que l'économie mondiale pourrait perdre jusqu’à 9,2billions de dollars américains pour cette raison. Des avertissements similaires ont également été lancés ailleurs, avec des indications selon lesquelles la croissance mondiale pourrait être la moitié de l’estimation de 4 % de la Banque mondiale si la distribution mondiale de vaccins reste inéquitable et lente.
Au niveau national, l’accès à la vaccination des travailleuse·eur·s de l’informel est également susceptible d’avoir des répercussions économiques si ces travailleuse·eur·s ne sont pas perçu·e·s par les gouvernements comme faisant partie d’un groupe prioritaire dans certains contextes nationaux. Par exemple, en Afrique du Sud, des négociations multipartites (qui incluent des représentant·e·s des travailleuse·eur·s de l’informel) sont actuellement en cours pour parvenir à un accord sur les travailleuse·eur·s (formels et informels) qui devraient être inclu·e·s dans la définition de « travailleuse·eur·s essentiel·le·s » dans la deuxième phase du déploiement de la vaccination, après l'achèvement de la première phase ciblant les travailleuse·eur·s de la santé. En outre, il peut y avoir des problèmes concernant l’accessibilité des centres/cliniques de vaccination pour les travailleuse·eur·s de l’informel en ce qui concerne leur emplacement et leurs heures d’ouverture, le coût du vaccin (s’il n’est pas gratuit) et le niveau de remboursement par les régimes d’assurance maladie qui seraient mis à la disposition des travailleuse·eur·s de l’informel. Tous ces facteurs pourraient constituer des obstacles importants pour ces travailleuse·eur·s lorsqu’elles·ils tentent d’accéder à un vaccin et, en fin de compte, lorsqu’elles·ils cherchent à remédier à leur insécurité du revenu et à toute réduction de la productivité.
Si les programmes actuels de distribution de vaccins restent essentiellement les mêmes aux niveaux national et mondial, l’impact de la COVID-19 sur les revenus des travailleuse·eur·s de l’informel et sur l’économie en général pourrait être catastrophique. En outre, toute incertitude économique qui s’ensuivrait pourrait se produire dans un contexte d’émergence de variantes résistantes aux vaccins contre la COVID-19. Plus il faut du temps pour distribuer les quantités de vaccin nécessaires pour offrir une protection à toutes·tous, plus il est probable que ces variantes se produisent. Pourtant, ces scénarios peuvent être largement évités si les vaccins sont distribués équitablement, de façon plus stratégique et à une plus grande vitesse.
Un an après que l’Organisation mondiale de la Santé ait déclaré que la COVID-19 était une pandémie, l’accès à la vaccination pour les travailleuse·eur·s de l’informel est essentiel pour « atténuer le choc » d’une triple crise de santé-économie-soins. Bien que les travailleuse·eur·s de l’informel ne doivent pas être réduit·e·s à leur seule production économique, il est essentiel de considérer la question de la vaccination sous l’angle de la justice économique –qui est, à bien des égards, inséparable des concepts d'accès aux soins de santé– pour comprendre la profondeur de l’impact de la COVID-19 sur les travailleuse·eur·s de l'informel.
Photo : Christina Ohenewaa, âgée de 50 ans, est commerçante de cosmétiques à Accra, Ghana. Crédits : Benjamin Forson