« Comment voulez-vous que je gagne ma vie ? » Ceux-ci ont été les derniers mots du vendeur de rue tunisien Mohamed Bouazizi, qui s’est immolé par le feu après que les autorités locales lui ont confisqué sa balance, car il a refusé de payer un pot-de-vin.
Cet acte tragique et les protestes qui ont suivi ont déclenché le Printemps arabe.
Si les gouvernements ne réussissent pas à créer des emplois, mais criminalisent les citoyen·ne·s qui créent leurs propres emplois, ils risquent d’engendrer l’instabilité sociale. Selon les paroles de la présidente de StreetNet International, Lorraine Sibanda, « un·e commerçant·e affamé·e est un·e commerçant·e énervé·e ».
En Afrique subsaharienne, 77 % de la population occupée travaille dans l’informel, car il n’y a pas d’emplois. La désindustrialisation, l’élan de l’intelligence artificielle et les secteurs financiers du monde développé en pleine croissance perpétuent cette situation.
Sans espoir de trouver un emploi, les citoyen·ne·s créent les leurs. En Afrique subsaharienne, 43 % des travailleuse·eur·s de l’informel sont dans le secteur du commerce informel. Étant donné l’absence de marchés formels, les commerçant·e·s mettent en place des marchés informels, vendent leurs produits à la criée, installent des étals sur les trottoirs, dans les espaces publics où se trouve leur clientèle.
Et pourtant, les autorités continuent à refuser de dialoguer avec les vendeuse·eur·s de l’informel pour débattre d’un cadre légal favorable à règlementer leur utilisation de l’espace public. Les autorités ne font que considérer les vendeuse·eur·s de rue et autres travailleuse·eur·s de l’informel comme des sources de revenus. Le gouvernement du Kenya, par exemple, a récemment lancé une proposition pour renforcer la présence des agents fiscaux, notamment dans le but de cibler les travailleuse·eur·s de l’informel.
Ou encore, les gouvernements adoptent des « programmes de réaménagement urbain » qui foulent aux pieds la dignité, les moyens de subsistance et les droits des travailleuse·eur·s démuni·e·s. Sous couvert de « développement » et dans le but d’obtenir le statut de « ville de classe mondiale », ces politiques perpétuent l’héritage colonial.
L’esprit du colonialisme demeure
Les maîtres coloniaux ont à l’époque promulgué des lois sur la santé, l’hygiène, les nuisances et le vagabondage afin de déterminer qui avait le droit d’utiliser l’espace public et à quelles conditions. Cet esprit demeure. Par exemple, un récent rapport du gouvernement sénégalais indique que les objectifs d’une proposition de loi sont d’éloigner les « indésirables » des rues et de réglementer la manière dont les commerçant·e·s, les porteuse·eur·s, les acrobates de rue et les gardien·ne·s de voitures utilisent l’espace public. Leurs activités ont été décrites comme une « menace sérieuse pour le prestige du pays » et « dangereusement incompatibles » avec les aspirations du pays à devenir une destination touristique accueillante.
Cette attitude envers les travailleuse·eur·s démuni·e·s est perpétuée dans des programmes financés par la Banque mondiale. En octobre 2021, le président du Ghana, Akufo-Addo, a lancé le projet financé par la Banque mondiale appelé « Let’s make Accra work again » [Remettons Accra en marche]. La campagne a bénéficié d’un soutien massif de la part du public, les résident·e·s ayant cru à l’idée qu’Accra deviendrait « la ville la plus propre d’Afrique ». Le Conseil de coordination de la région du Grand Accra (GARCC), composé de 29 autorités locales de cette région, était chargé de la mise en œuvre de la campagne. Chaque autorité locale a publié des règlements sanitaires autorisant l’expulsion forcée de milliers de vendeuse·eur·s de rue de leurs lieux de vente en raison de leurs « activités insalubres ». Des situations similaires se produisent dans d’autres villes africaines, notamment à Kampala, en Ouganda, à Dar-Es-Salaam, en Tanzanie, et à Dakar, au Sénégal.
Cet effacement des commerçant·e·s de l’informel de l’espace public est incompréhensible, car leur contribution à la vie sociale et économique est significative.
- Elles·Ils créent leurs propres emplois ainsi que du travail pour les personnes qui s’occupent de la sécurité, du transport des marchandises et du nettoyage de leurs zones de vente.
- Lors de la pandémie de la COVID-19, dix-huit gouvernements d’Afrique ont reconnu les vendeuse·eur·s de produits alimentaires de l’informel comme des travailleuse·eur·s essentiel·le·s en raison de leur contribution vitale à la sécurité alimentaire du pays.
- Les vendeuse·eur·s contribuent également à remplir les caisses de la ville : les touristes visitent les marchés de l’informel et les vendeuse·eur·s paient des charges et des redevances journalières et mensuelles.
Gouvernance inclusive de l’espace public
Les autorités africaines peuvent apprendre de la situation en Inde. L’Inde montre la voie à suivre quant à la manière dont les gouvernements peuvent impliquer les commerçant·e·s de l’informel en tant que parties intéressées dans l’utilisation de l’espace public. L’histoire commence avec des vendeuse·eur·s de rue entamant une action en justice contre les autorités locales de Mumbai, qui refusent de leur accorder des permis de commerce et qui confisquent continuellement leurs marchandises, exigent des pots-de-vin et les arrêtent.
Par un verdict sans précédent rendu en 1985, la Cour suprême de l’Inde a interprété le droit à la vie comme incluant le droit de commercer. Si l’État ne crée pas d’emplois, a soutenu la Cour, il ne peut pas refuser aux citoyen·ne·s le droit de se procurer leurs propres moyens de subsistance « dont dépend leur existence même ».
Dans un procès ultérieur, le tribunal a rejeté les arguments des autorités locales de Delhi selon lesquels le commerce gênait les piétons, aggravait la congestion et nuisait au caractère de la ville, et a ordonné aux autorités locales d’allouer aux vendeuse·eur·s des espaces pour le commerce. La Cour a reconnu la contribution des vendeuse·eur·s de rue à l’économie et aux consommatrice·eur·s.
Avance rapide jusqu’à la Loi sur les vendeuse·eur·s de rue (Street Vendors Act) de 2014, qui régit les espaces dans lesquels les vendeuse·eur·s exercent leur activité. Elle oblige les autorités locales à attribuer des espaces publics à ces travailleuse·eur·s, à créer des comités municipaux de vente et à élaborer un plan délimitant les zones de vente. Toutes les parties intéressées à l’espace public sont représentées dans les comités municipaux de vente : associations de résident·e·s, services du gouvernement, banques, associations de marché et, bien entendu, les vendeuse·eur·s de rue.
Le droit au travail
Certes, les gouvernements en Afrique sont en concurrence pour attirer l’investissement étranger direct, les « villes intelligentes » et les « villes de classe mondiale » faisant partie d’un programme de développement mondial. Mais le « droit au travail » est compris dans le Pacte international relatif aux droits économiques, sociaux et culturels (PIDESC) et dans la Charte africaine des droits de l’homme et des peuples, dont la plupart des pays africains sont signataires. Le Conseil économique et social des Nations Unies (ECOSOC), qui surveille la mise en œuvre du Pacte, a déclaré que le droit au travail appartient à chaque personne et comprend toute forme de travail, qu’il s’agisse d’un travail indépendant ou d’un travail salarié et rémunéré dépendant.
La Commission internationale de juristes a présenté un rapport à l’ECOSOC où elle argumentait qu’en l’absence d’emploi salarié, le droit au travail doit être interprété comme une obligation pour les gouvernements de créer un cadre réglementaire favorable aux travailleuse·eur·s de l’informel, tels que les vendeuse·eur·s de rue. L’ECOSOC a exprimé son accord.
Comment garantir le droit au travail tout en attirant des investissements
Comment les États africains peuvent-ils concilier ces deux besoins concurrents, attirer les investissements et permettre aux vendeuse·eur·s de travailler dans les espaces publics ? Les États membres de l’Organisation internationale du Travail se sont mis d’accord sur la Recommandation 204, qui offre quelques repères.
La R204 reconnaît l’espace public comme un lieu du travail. Elle oriente également les vendeuse·eur·s de rue et les autorités locales pour les aider à trouver des solutions par le biais de négociations collectives. En fait, la Chambre des associations de l’économie informelle du Zimbabwe et les autorités locales de plus de 21 villes et territoires du pays ont signé des protocoles d’accord qui jettent les bases d’une collaboration entre les autorités locales et les vendeuse·eur·s de rue pour trouver des solutions.
Les vendeuse·eur·s de rue ont le droit de travailler et les gouvernements doivent leur assurer un accès réglementé à l’espace public. Les gouvernements en Afrique traitant les citoyen·ne·s qui créent leurs propres emplois comme des personnes insalubres, indésirables et jetables doivent se rappeler que l’histoire a prouvé que James Baldwin avait raison lorsqu'il a affirmé que « la création la plus dangereuse de toute société est l’homme qui n’a rien à perdre ».
Photo supérieure : Un·e vendeuse·eur de rue vend ses marchandises à Monrovia, au Libéria. Crédit photo : M Agyemang