À l’occasion de la Journée mondiale des villes, les Nations Unies ont appelé à partager les approches transformatrices de l’action locale. Jenna Harvey, coordinatrice de l’initiative Villes focales, s’est entretenue avec Shalini Sinha et Avi Majithia, membres de l’équipe Villes focales de WIEGO à Delhi, sur leur travail visant à promouvoir un « plan populaire » plus juste et plus inclusif dans le cadre de l’élaboration du plan directeur de Delhi.


Dans les pays du Sud, les plans directeurs constituent l’un des plus anciens et des plus puissants outils de la planification urbaine, car ils désignent l’emplacement où certaines activités seront menées, ainsi que la surface territoriale et l’infrastructure de soutien qui leur sont nécessaires. Ils expriment clairement la vision de ce à quoi devrait ressembler la ville, fournissant de la sorte un plan pour d’autres développements urbains et pour l’action publique.

Pendant trois ans, l’équipe Villes focales de WIEGO à Delhi (VFD) a fait partie d’une coalition variée d’associations de la société civile, d’activistes et d’organisations de travailleuse·eur·s de l’informel qui ont convergé dans la campagne Main Bhi Dilli (« Moi aussi, je suis Delhi »), dans le but de proposer une vision inclusive de la ville.


Jenna : Les plans directeurs, dans les pays du sud, ont été des outils justifiant l’exclusion des travailleuse·eur·s de l’informel. Quelle est l’histoire de la planification directrice en urbanisme à Delhi ?

VFD : Delhi bâtit un nouveau plan directeur tous les 20 ans. Ils sont toujours conçus par des « spécialistes techniques » non élu·e·s et avec une très basse, voire aucune, participation du public. Lorsqu’il y a eu des consultations citoyennes, celles-ci n’étaient ouvertes qu’à des groupes de l’élite ou à des lobbyistes. C’est pourquoi les plans précédents ont reflété une vision pour Delhi qui se heurte durement à la réalité. Ils visualisent une ville parfaitement zonée et débordant de professionnel·le·s qui travaillent dans un bureau et vivent dans des logements formels. En réalité, ce n’est que 24 % de la population de Delhi qui vit dans des lotissements planifiés. Sur les presque cinq millions de travailleuse·eur·s habitant Delhi, on calcule que plus de 80 % travaillent dans le secteur informel.

Les plans précédents ont non seulement manqué à soutenir l’immense majorité des résident·e·s de Delhi, mais ils ont été instrumentalisés pour justifier l’arrachement de communautés démunies à leurs foyers et à leurs lieux de travail.

Jenna : Comment la campagne a-t-elle fait pression en faveur d’un changement de ce processus descendant et de l’inclusion d’une panoplie de perspectives dans la planification directrice de Delhi ?

VFD : Bien avant la rédaction du projet, WIEGO a rassemblé des représentant·e·s des travailleuse·eur·s de l’informel, des activistes du droit au logement et d’autres causes, des urbanistes et des universitaires afin de tenir des discussions sur les besoins auxquels le plan directeur devait venir répondre. La campagne a découlé de ces débats.

Le fil tissant la campagne était le fait que les plus précieuses idées sur des alternatives viennent de celles·ceux qui subissent de plein fouet les échecs de la planification et des politiques. Afin de recueillir ces solutions, en revanche, il fallait faire ce que l’État n’avait pas réussi : « démystifier » les aspects techniques du plan et mettre en place des forums pour collecter les recommandations de réforme apportées par les parties intéressées.

Plus de 100 assemblées publiques ont été organisées par des activistes et des urbanistes travaillant non seulement sur les droits au logement et les droits des travailleuse·eur·s de l’informel, mais aussi sur les questions du genre et de l’environnement. Elles ont été tenues dans des localités et des lieux de travail informels, qui en font la source de nouvelles idées sur les problèmes, les priorités et les revendications portées par les communautés de Delhi. Ces assemblées les ont accompagnées afin de voir le plan directeur comme un outil de changement et d’explorer comment relier leurs priorités et les dispositions là-dedans contenues.

Jenna : Quelles revendications clefs sont ressorties de ces discussions ?

VFD : Nombreuses exigences de la campagne ont mis le pouvoir du plan sens dessus dessous. Par exemple, alors que les plans directeurs sont historiquement instrumentalisés pour harceler et marginaliser les travailleuse·eur·s de l’informel, la campagne a montré qu’ils pouvaient être formulés de façon à encourager l’intégration de ces travailleuse·eur·s, en rendant visibles leurs lieux de travail –en mettant les moyens de subsistance de l’informel « à l’avant-plan ». Voici nos principales revendications :

  • Reconnaissance du droit des travailleuse·eur·s de l’informel à l’utilisation de l’espace public, à des fins de subsistance.
  • Attribution officielle d’espace pour le travail du secteur informel, comme des emplacements pour les vendeuse·eur·s de rue et des sites de tri pour les récupératrice·eur·s de matériaux.
  • Flexibilité dans le zonage et promotion des zones opérationnelles mixtes au niveau des lotissements et des quartiers afin d’agencer le travail à domicile, par exemple.
  • Un modèle de centres communautaires polyvalents pour décentraliser l’accès aux services publics par les communautés mal desservies et, souvent, géographiquement isolées.

Jenna : Les partenaires de la campagne ont obtenu un niveau de participation du public sans précédent. Où en est-on aujourd’hui et quelles leçons peut en être tirées par d’autres mouvements ?

VFD : Il y a eu des victoires significatives : pour la première fois, le projet du plan directeur reconnaît l’économie informelle comme étant la principale source d’emploi dans la ville et permet un zonage opérationnel mixte, ce qui bénéficie les travailleuse·eur·s de l’informel. Il fait mention également de l’amélioration de l’infrastructure sociale, telle que les centres anganwadi (garde d’enfants), dans les établissements urbains informels à forte densité de population. Pourtant, en général, le plan ne prévoit toujours pas l’infrastructure officielle pour mettre en œuvre la vision inclusive à laquelle il fait allusion. Cela dit, le langage est en lui-même un tremplin pour la présentation de demandes. Et le travail mené par Main Bhi Dilli a dessiné une feuille de route en matière de politiques, dont des groupes militants peuvent se servir dans leur plaidoyer lors de la validation et la mise en œuvre du plan directeur. Le plus important est que la campagne a ouvert grande la porte à la participation des citoyen·ne·s dans la planification urbaine comme jamais auparavant, ce qui a constitué un précédent pour que d’autres mouvements de Delhi se servent des processus de planification technique comme des espaces d'organisation et de coproduction de programmes politiques.

Nous avons appris que le plan directeur est potentiellement un outil d’inclusion et de reconnaissance, dans l’urbanisme, des moyens de subsistance de l’informel. On devrait regarder la planification directrice comme un mécanisme pour engager la communauté et les connaissances offertes par celle-ci comme des atouts majeurs dans ce processus. Engager le public d’une manière « co-productive » rend possibles des solutions créatives concernant l’utilisation de l’espace et des services publics et les priorités en matière d’infrastructure.

La campagne montre aux activistes et aux mouvements sociaux qu’il peut être plus stratégique de subvertir le pouvoir des plans directeurs, plutôt que de s’organiser à leur encontre. Nous sommes d’avis qu’il faut commencer en amont, étant donné le travail à faire pour comprendre les mécanismes du plan et les points d’entrée de l’éducation populaire et de la présentation de revendications. La force de Main Bhi Dilli réside aussi dans son caractère hétérogène : la mixité des causes et des savoir-faire représentés dans cette campagne a été essentielle pour couronner les efforts de succès. Enfin, une approche axée sur les solutions est également indispensable. Il est facile de diagnostiquer les problèmes à l'aide de plans directeurs, mais il est plus difficile de les analyser pour proposer des pistes de changement. Notre constat est que, grâce à ce pas de plus, l’organisme public chargé de développer le plan était bien plus réceptif, surtout lorsque nous avons positionné notre travail comme un atout pour le leur.


Photo du haut : Un marché hebdomadaire dans l’arrondissement Sud de Delhi. Crédit photo : Rashmi Choudhary