La pandémie de la COVID-19 a complètement transformé la prestation des services publics de la part des gouvernements. Face à la nécessité de respecter la distanciation sociale, les outils numériques se sont avérés des mécanismes essentiels pour l’approvisionnement public, notamment les aides d’urgence. Actuellement, plusieurs années après l’étape la plus dure de la pandémie, l’infrastructure publique numérique s’est consolidée. Elle s’étend des mesures d’aide à d’autres domaines liés à l’économie informelle, tels que la protection sociale, la fiscalité et le soutien aux entreprises. Un grand nombre des domaines politiques qui font partie du programme plus large de la transition de l’économie informelle à l’économie formelle se voient touchés par ces efforts de numérisation.
Bien qu’elle puisse apporter des avantages, comme l’efficacité, la praticité et un accès potentiellement plus large, la numérisation pose également des défis et des risques considérables pour les travailleuse·eur·s de l’informel. Ces risques doivent être abordés pour garantir que la numérisation – et le programme de la transition vers l’économie formelle où elle s’établit de plus en plus – soit au service de l’égalité et de l’inclusion et n’aggrave pas les disparités existantes.
Les bénéfices et les risques pour les travailleuse·eur·s de l’informel
Les outils numériques ont le potentiel de transformer l’infrastructure publique en éliminant les processus inefficaces qui affectent de manière disproportionnée les travailleuse·eur·s de l’informel. Par exemple, la possibilité d’éviter de longues queues pour l’enregistrement visant à obtenir une licence de commerce ou à accéder aux prestations de protection sociale se traduit directement en bénéfices économiques pour les travailleuse·eur·s dont les moyens de subsistance dépendent des revenus journaliers. Or, ces avantages peuvent avoir leur revers.
Un rapport de recherche récemment publié, intitulé The Digitalisation of Social Protection in Africa: The Perspective of Marginalised Workers [La numérisation de la protection sociale en Afrique : la perspective des travailleuse·eur·s marginalisé·e·s], signale que les travailleuse·eur·s n’ont pas toutes et tous les mêmes possibilités d’accès aux outils numériques, les systèmes conçus pour rationaliser les processus excluant ainsi celles et ceux qui ont le plus besoin de soutien. Dans les zones rurales, la mauvaise connexion à Internet rend les outils numériques inaccessibles. Et même dans les zones urbaines, la problématique du coût des données mobiles et des smartphones demeure. Pour beaucoup de travailleuse·eur·s de l’informel, l’analphabétisme numérique représente aussi un obstacle. Si les programmes de formation et le soutien intermédiaire des organisations de travailleuse·eur·s peuvent contribuer à atténuer ce problème, les organisations de travailleuse·eur·s elles-mêmes ont besoin d’un soutien plus important pour relever ce défi. Qui plus est, les systèmes numériques prennent souvent des décisions sur la base d'algorithmes, ce qui peut présenter des lacunes en matière de transparence et de responsabilité de rendre compte. Cela devient encore plus problématique lorsque ces algorithmes sont gérés par des entités privées. Les travailleuse·eur·s peuvent se retrouver exclu·e·s des services ou dans l’incapacité de réclamer réparation en raison de la nature opaque des systèmes automatisés.
Par ailleurs, l’essor de l’argent numérique a introduit de nouvelles formes d’imposition sur les travailleuse·eur·s et les entreprises de l’informel. Par exemple, la taxe sur les transferts électroniques (E-levy) du Ghana, mise en œuvre en 2022, était une tentative explicite de taxer l’économie informelle. Des recherches menées par WIEGO et le Centre international pour la fiscalité et le développement (ICTD) ont montré que cette taxe était en fin de compte régressive, même si l’introduction d’un seuil en dessous duquel aucune taxe n’était prélevée a permis de protéger les travailleuse·eur·s les plus démuni·e·s. Néanmoins, les travailleuse·eur·s de l’informel ont largement rejeté cette taxe en exprimant leurs inquiétudes quant à l’équité et leur mécontentement à l’égard des performances du gouvernement.
Les défis de la numérisation vont au-delà des impacts les plus visibles sur les travailleuse·eur·s et concernent les changements structurels qu’elle entraîne dans la prestation des services publics. Au Mozambique, par exemple, Ruth Castel-Branco affirme que la numérisation de la protection sociale a été utilisée comme un mécanisme pour faire avancer la privatisation des programmes publics, sous l’impulsion des institutions financières internationales. Toutefois, la gestion de ces programmes dans des pays à faible revenu comme le Mozambique n’est souvent pas rentable pour les entreprises privées. Par conséquent, les gouvernements sont contraints de réduire les risques liés à la participation du secteur privé en apportant un soutien important de l’État. Mais malgré ce soutien, le secteur privé pourrait finalement ne plus en tirer profit, les gouvernements devant alors reprendre la main sur la prestation des services. Ce cycle nuit à la qualité des services, laissant les contribuables supporter la charge financière tout en recevant des services de qualité médiocre.
Renforcer le pouvoir des travailleuse·eur·s pour influencer la numérisation des programmes de transition vers l’économie formelle
Le défi pour le mouvement des travailleuse·eur·s, au-delà de la division économie formelle/économie informelle, est de s’assurer que les systèmes et programmes publics numérisés sont équitables, accessibles et efficaces. En effet, l’efficacité ne doit pas entraîner l’exclusion, l’exploitation et l’aggravation des inégalités. Mais le défi réside en grande partie dans le fait que les travailleuse·eur·s ne sont pas représenté·e·s lors de la conception et de la mise en œuvre de ces systèmes. Les programmes numériques, y compris les prestations et les services sociaux accessibles via des plateformes numériques, reflètent souvent les priorités des responsables de leur conception et de leur financement.
Renforcer le pouvoir des travailleuse·eur·s à influencer les systèmes en cours de numérisation peut contribuer au développement de systèmes plus équitables. Cela favorise la solidarité et l’action collective et sert de contrepoids aux intérêts des gouvernements et des entreprises. Une coalition solide d’organisations de travailleuse·eur·s peut exiger que les politiques reflètent la variété de conditions de travail, de niveaux de revenus et de statuts d'emploi, et rendent ainsi les systèmes plus équitables.
Pour construire ce pouvoir, il est essentiel de former des coalitions inter-mouvements et interdisciplinaires : faire face aux risques de la numérisation nécessite une approche collaborative et multidisciplinaire. Le mouvement des droits numériques, par exemple, offre des connaissances techniques essentielles pour comprendre des questions complexes telles que les biais des algorithmes. Comme en témoigne l'exemple du Mozambique, les spécialistes des politiques publiques peuvent jouer un rôle essentiel dans la mise en évidence des forces politiques et économiques sous-jacentes qui influencent les réformes numériques. En exposant les implications de la privatisation et de la financiarisation, elles·ils contribuent à garantir que les services publics numériques servent le bien public au sens large. Les avocat·e·s spécialistes en droit numérique peuvent aider les travailleuse·eur·s à s’assurer que les droits essentiels à la vie privée et à l’accès à l’information sont respectés.
En définitive, le défi pour les travailleuse·eur·s et leurs allié·e·s est d’aller au-delà de la critique et de développer et défendre des alternatives réalistes aux systèmes existants.