Le diable est dans les détails : la directive de l’UE en matière de durabilité des entreprises et les travailleuse·eur·s non salarié·e·s dépendant·e·s à domicile dans les chaînes d’approvisionnement mondiales

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A garment worker stitches in Tiruppur, India, during the Covid-19 pandemic
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Onze ans après l’effondrement du Rana Plaza –l’accident le plus meurtrier dans l’histoire de l’industrie du prêt-à-porter–, le Parlement de l’Union européenne (UE) a enfin voté, le 13 mai 2024, en faveur de la directive sur la diligence raisonnable en matière de durabilité des entreprises. La directive introduit l’obligation pour les sociétés d’une certaine taille, immatriculées ou vendant des produits dans l’UE, d’assurer le respect, tout au long de leur chaîne d’approvisionnement, des droits humains des travailleuse·eur·s. Pour la toute première fois, la portée de la législation couvrira la totalité des travailleuse·eur·s des chaînes d’approvisionnement, y compris les travailleuse·eur·s non salarié·e·s dépendant·e·s à domicile.


Les enseignes européennes de la « fast fashion » soutirent de leurs fournisseurs en Asie et en Europe de l’Est des produits à toute vitesse et au moindre coût possible. À leur tour, ces fournisseurs contraignent les travailleuse·eur·s d’usine à effectuer des heures supplémentaires sans rémunération, et sous-traitent la production à des personnes invisibles travaillant dans des manufactures ou à domicile. La France et l’Allemagne ont en effet introduit des lois sur la base des Principes directeurs des Nations unies relatifs aux entreprises et aux droits de l’homme, leur but étant de s’assurer que les entreprises assument la responsabilité des travailleuse·eur·s faisant partie de leurs chaînes d’approvisionnement. Mais cette législation ignore les nombreux maillons d’une chaîne typique ; ce ne sont donc que les travailleuse·eur·s des usines du premier rang les seul·e·s à bénéficier d’une couverture.

En 2020, WIEGO et quatorze membres de HomeNet International venant de huit pays ont conçu une stratégie pour persuader l’UE de ne pas laisser de côté les travailleuse·eur·s de l’informel, en particulier les travailleuse·eur·s non salarié·e·s dépendant·e·s à domicile, dans la directive.


Approfondir nos relations avec des alliées clé

Nous avons approfondi nos rapports avec deux alliées importantes : l’achACT (Action Consommateurs Travailleurs) et l’Alliance pour les salaires-planchers en Asie (AFWA). L’achACT regroupe 200 organisations et syndicats de l’Europe et de l’Asie. Membre d’une coalition d’ONG basée à Bruxelles, l’achACT est en première ligne du processus législatif de l’UE. L’AFWA, de son côté, fédère des syndicats et des organisations de défense du droit du travail d’Asie.


Identifier les messages clé

Trois questions ont été particulièrement contestées : (1) À quelles sociétés devrait-on appliquer la législation, les grandes entreprises ou les plus petites également ? (2) Quel·le·s travailleuse·eur·s faut-il couvrir, celles et ceux des usines du premier rang ou l’intégralité des travailleuse·eur·s ? (3) Comment garantir que les lois soient appliquées, par l’audit social ou dans les tribunaux ?

Nous avons avancé plusieurs arguments étayant pourquoi la législation devait être applicable à la totalité des travailleuse·eur·s dans tous les maillons de la chaîne, en incluant les travailleuse·eur·s non salarié·e·s dépendant·e·s à domicile :

  1. La législation dont le champ d’action est limité aux travailleuse·eur·s d’usine ferme les yeux sur la structure réelle des chaînes d’approvisionnement, car de nombreuses industries se distinguent par de longues chaînes, c’est-à-dire que la production suit son cours à travers des usines, des manufactures et des maisons. En Inde, près de 90 % des travailleuse·eur·s de l’industrie du vêtement sont employé·e·s dans des manufactures, dont beaucoup sous-traitent la production à des travailleuse·eur·s non salarié·e·s dépendant·e·s à domicile. Une enquête de 340 usines de cette industrie à Delhi et à Bangalore a trouvé que 58 % d’entre elles externalisent une partie de leurs activités à ce type de travailleuse·eur·s.
  2. Une législation qui ne couvre qu’une partie de la force de travail incite en effet les usines à sous-traiter la production à des travailleuse·eur·s qui ne bénéficient pas d’une protection juridique.
  3. Si les droits du travail sont limités à une poignée de travailleuse·eur·s, le coût de « revaloriser » les conditions de travail pour quelques-un·e·s revient en fait aux travailleuse·eur·s que la législation laisse de côté, c’est-à-dire les travailleuse·eur·s de l’informel des usines et les sous-traitants dans des manufactures ou à domicile, au lieu de revenir aux employeurs et aux enseignes.
  4. Il s’agit ici d’une question de genre : dans les secteurs du textile, du vêtement et de la chaussure, les femmes représentent 80 % de la force de travail. De même, on retrouve toujours des femmes dans le travail le plus précaire : l’emploi occasionnel et le travail non salarié dépendant à domicile.

L’achACT et la coalition à Bruxelles ont décidé que la directive devait avoir pour priorité d’inclure tous les maillons de la chaîne, y compris les travailleuse·eur·s non salarié·e·s dépendant·e·s à domicile.

À propos de l’applicabilité, le réseau WIEGO a décidé de se centrer sur un accès, piloté par les travailleuse·eur·s, à une « justice depuis la base ». Nous avons préparé une note d’information politique pour la fondation Friedrich Ebert, qui a également publié un entretien avec la directrice du Programme Droit de WIEGO à l’époque. Dans une lettre ouverte écrite conjointement avec d’autres organisations, nous avons interpellé les décideuse·eur·s politiques de l’UE pour exposer comment l’application des normes par le biais de l’audit social a fait défaut aux travailleuse·eur·s, et pour formuler des recommandations à propos de leur accès à la justice.


Renforcer les capacités des organisations de travailleuse·eur·s non salarié·e·s dépendant·e·s à domicile pour s’engager dans le plaidoyer

WIEGO, HNSA et HNSEA ont mené des webinaires à l’intention de quatorze organisations de travailleuse·eur·s non salarié·e·s dépendant·e·s à domicile présentes dans huit pays producteurs de l’industrie du vêtement. Ensemble, nous avons établi une plateforme de revendications auprès des décideuse·eur·s politiques de l’UE que huit organisations ont présenté à la Commission européenne.

Le 9 novembre 2021, de la main de ses alliées, le réseau WIEGO a envoyé une lettre ouverte à chaque Eurocommissaire afin de faire entendre les revendications des travailleuse·eur·s, y compris les travailleuse·eur·s non salarié·e·s dépendant·e·s à domicile. La vice-présidente Věra Jourová et le vice-président exécutif Valdis Dombrovskis nous ont assuré les avoir entendues. Un projet de directive a par la suite été publié le 23 février 2022 : une victoire pour les travailleuse·eur·s non salarié·e·s dépendant·e·s à domicile puisque la totalité des travailleuse·eur·s, de chaque maillon de la chaîne, y a été incluse.


Coopérer avec le mouvement syndical

Au fur et à mesure des délibérations du Parlement européen, notre attention s’est déplacée.

En décembre 2022, Zehra Khan, secrétaire générale de la Fédération de travailleuses à domicile du Pakistan, s’est jointe à une délégation syndicale à Bruxelles pour rencontrer les médias, des décideuse·eur·s politiques, des activistes syndicales et le réseau d’achACT. Elle a également participé à un débat de spécialistes au Parlement européen.

« Les femmes et hommes politiques que nous avons rencontré·e·s, du parti de gauche au parti conservateur, s’inquiétaient pour la situation au Pakistan et pour ce que les employeurs, en particulier les enseignes, font dans notre pays. Elles·Ils étaient donc très disposé·e·s à nous écouter… et ont réagi de manière très positive à l’ensemble de ces points, en particulier sur… l’obligation de transparence concernant la liste des travailleuse·eur·s : à qui sous-traitent les enseignes, combien de sous-traitant·e·s il y en a. J’étais donc épatée », se rappelle Zehra.

Le Programme d’Organisation et représentation de WIEGO a mené un dialogue entre des leaders syndicalistes et leurs homologues des réseaux de travailleuse·eur·s non salarié·e·s dépendant·e·s à domicile. Elspeth Hathaway, conseillère politique principale pour IndustriAll-Europe, Judith Kirton-Darling, secrétaire générale adjointe d’IndustriAll-Europe, et Stefan Clauwaert, conseiller juridique principal et conseiller en droits humains pour la Confédération européenne des syndicats (CES) ont engagé l’IndustriALL et la CES à se battre pour que la directive finale inclue l’intégralité des travailleuse·eur·s, y compris les travailleuse·eur·s non salarié·e·s dépendant·e·s à domicile.


La suite ?

Les pays de l’UE doivent, dans un délai de deux ans, transposer la directive dans leurs lois. Le vrai travail ne fait que commencer. Chaque pays doit maintenant veiller à ce que leur législation couvre la totalité des travailleuse·eur·s tout au long de la chaîne d’approvisionnement. Le module 12 du Guide de l’OCDE sur le devoir de diligence applicable aux chaînes d’approvisionnement responsables dans le secteur de l’habillement et de la chaussure se veut une orientation pour la protection des travailleuse·eur·s non salarié·e·s dépendant·e·s à domicile, mais comme nous le savons toutes et tous, le diable est dans les détails !


Photo du haut : Un·e travailleuse·eur de l’industrie du vêtement à Tiruppur, en Inde, lors de la pandémie de la COVID-19.

 

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