Par Jenna Harvey
« Je veux voir une ville sans expulsions. Je veux les voir [vendeurs de rue] jouir du droit à la ville, où aucun gouvernement, aucun fonctionnaire, ne va les harceler. Mais nous devons le faire en vertu d’un règlement et, même si nous voulons avoir accès à la ville – nous voulons y exercer notre activité – nous estimons également que nous avons notre propre rôle à jouer. » — Anass Ibriahim, président de l’Association des marchands ambulants et des vendeurs informels du Ghana
Les vendeuses et vendeurs de rue d’Accra, au Ghana, ont un désir singulier : pouvoir travailler sans être expulsés, harcelés et sanctionnés d’amendes, autant de mesures dévastatrices devenues monnaie courante ces dernières années. Face à une exclusion souvent violente, les vendeurs de rue d’Accra, comme Anass Ibriahim, ont appelé au changement en renouvelant maintes fois la demande auprès des pouvoirs publics locaux et nationaux. Ils ont toujours exprimé leur volonté de travailler ensemble pour instaurer un régime plus équitable, où les règlements justes sont communiqués clairement et respectés.
Les vendeurs de rue d’Accra ne sont pas seuls. Dans les villes du monde entier, les travailleurs et travailleuses de l’informel, comme eux, et leurs organisations se donnent la main pour défendre leur droit au travail dans l’espace public et demander aux pouvoirs publics l’accès équitable et réglementé. Dans de nombreuses villes, cette situation est devenue pressante du fait de l’enclavement de l’espace physique – de plus en plus privatisé ou restreint – et des cadres de concertation avec les autorités municipales.
Les vendeuses et vendeurs de rue d’Accra ne sont pas seuls. Dans les villes du monde entier, les travailleurs et travailleuses de l’informel, comme eux, et leurs organisations se donnent la main pour défendre leur droit au travail dans l’espace public.
Au titre du projet Espace public pour tous de WIEGO, mené en partenariat avec l’Alliance des villes dans le cadre du Programme de travail commun pour une croissance économique équitable dans les villes, une série de consultations entre les organisations de travailleurs, les responsables publics et d’autres parties prenantes a été réalisée dans les cinq Villes focales, cibles de WIEGO.
Au cours de ces consultations, les organisations des vendeurs et vendeuses de rue et leurs alliés ont expérimenté de nouvelles stratégies – de la création d’alliances à l’étude des plans directeurs – dans le cadre des efforts plus vastes et soutenus pour défendre leur droit de gagner leur vie dans l’espace public urbain.
Remobilisation à Lima, au Pérou, suite à la remise en cause des progrès accomplis
Les vendeurs et vendeuses de rue de Lima ont gagné beaucoup de terrain en 2012 lorsque la municipalité s’est prononcée en faveur d’une ordonnance progressiste sur le commerce de rue. Mais, un changement d’administration, suivi du manque de volonté politique, a vu freiner les progrès de la mise en œuvre. Les vendeurs de rue de Lima se proposent de relancer une table de concertation municipale en lançant des discussions vendeurs-leaders qui, espèrent-ils, attireront l’attention de l’administration.
L’expérience des vendeurs de rue de Lima, au Pérou, donne à réfléchir et montre comment la lutte pour l’espace public – la mise en place de politiques et de pratiques plus inclusives – est un processus dynamique à long terme. Les gains peuvent être rapidement réduits à néant, en particulier lorsque les administrations municipales changent.
Par exemple, en 2012, une administration municipale progressiste de Lima a entamé un effort sans précédent pour se concerter avec les leaders des vendeurs de rue et incorporer leurs contributions dans une nouvelle ordonnance sur le commerce de rue dont on avait grand besoin. La nouvelle ordonnance a mis à l’avant un processus de formalisation graduel par l’accès au crédit, la formation et la protection sociale. D’autre part, l’ordonnance a établi un rôle pour les organisations des vendeurs de rue dans la gouvernance continue du commerce de rue.
En mai 2018, Ville focale Lima a facilité une consultation réunissant les leaders des vendeurs de rue de tout Lima.
Le processus a pris forme en partie grâce à une table ronde sur le commerce, où les représentant·e·s des vendeurs et de la ville se sont réunis pour travailler sur les détails de l’ordonnance. La nouvelle ordonnance, favorable aux pauvres, a été approuvée en 2014, mais une nouvelle administration municipale, une fois aux affaires, ne l’a pas appliquée. Depuis lors, les vendeurs de rue de Lima se trouvent exposés aux évictions, au harcèlement, aux pots-de-vin et aux amendes.
En mai 2018, Ville focale Lima a facilité une consultation réunissant les leaders des vendeurs de rue de tout Lima, dont beaucoup ont participé au processus participatif initial relatif à l’ordonnance. Ils ont dénoncés les abus qu’ils avaient subis ces dernières années, en particulier des demandes accrues de pots-de-vin de la part des agents municipaux.
Six ans après la dissolution de la première table ronde sur le commerce de rue, les leaders des vendeurs ont décidé de la rétablir eux-mêmes et ont commencé par organiser des réunions régulières entre les vendeurs et vendeuses, l’objectif étant d’amener la municipalité, au fil de temps, à y participer.
Le rétablissement du dialogue vendeur-municipalité, par le biais de la table ronde, est l’une des revendications inscrites dans une plateforme présentée aux candidats à la mairie dans la perspective des élections municipales de 2018.
En savoir plus sur l’ordonnance de Lima de 2012 sur la vente de rue
Voici quelques exemples de stratégies uniques qui ont permis d’ouvrir des nouvelles voies et possibilités à la gestion de l’espace public dans trois villes différentes.
Nouveau paysage de la gouvernance à Dakar, au Sénégal, ou des possibilités de coopération à rechercher
Suite à la décentralisation de Dakar, qui a vu les vendeurs et vendeuses de rue perdre leur voie de négociation officielle, les travailleurs se sont regroupés et ont décidé d’ouvrir avec les autorités locales un dialogue permanent, axé sur la recherche de solutions, sur la gestion de l’espace public dans leurs quartiers.
À Dakar, le commerce de rue est interdit en vertu d’une loi de 1975. Malgré cela, historiquement, les vendeurs de rue y ont toujours réussi à négocier avec les autorités locales et nationales l’accès à l’espace public pour la vente au détail.
Or, depuis la décentralisation de la gouvernance urbaine à Dakar, en 2013, qui a dévolu des pouvoirs locaux aux autorités à l’échelle micro, cet espace de négociation a changé. En matière de gestion de l’espace public, le nouveau paysage a créé un chevauchement des responsabilités si bien que les organisations de vendeurs de rue ont du mal à savoir à quelle autorité s’adresser pour négocier. Dans le même temps, ils se voient fiscaliser, parfois par plusieurs autorités à la fois, pour l’utilisation de l’espace public.
Or, depuis la décentralisation de la gouvernance urbaine à Dakar, en 2013, cet espace de négociation a changé.
En avril 2018, les leaders des vendeurs de rue se sont réunis pour s’adresser aux autorités avec une nouvelle stratégie tirant parti de la décentralisation. Par exemple, à propos de l’utilisation de l’espace public, ils ont proposé des négociations locales plus soutenues plutôt que des accords ponctuels avec les autorités nationales comme ils l’ont fait dans le passé.
Au cours du processus, les organisations des vendeurs de rue ont échangé information et stratégies, puis consolidé leur position vis-à-vis des autorités. En collaboration avec Ville focale Dakar, ils préparent en ce moment une étude sur la fiscalité devant constituer une base factuelle en prévision du deuxième tour de négociations avec les autorités.
Moyens de subsistance informels sur la carte à Delhi, en Inde
Voulant s’assurer que leurs réalités sur le terrain sont bien représentées dans le prochain Plan directeur 2021, les vendeuses et vendeurs de rue indiens se sont réunis avec des groupes aux vues similaires, dans toute la ville, pour élaborer une proposition de planification globale attentive, par sa vision, aux préoccupations du peuple.
S’agissant du commerce de rue, l’Inde possède l’un des cadres législatifs les plus progressistes au monde suite à l’adoption de la Loi de 2014 sur la vente de rue. Malheureusement, il se trouve que la mise en œuvre sur le terrain tâtonne et que les pratiques d’exclusion à l’égard des vendeurs de rue persistent à Delhi et dans d’autres villes indiennes.
Au cours du processus, les organisations des vendeurs de rue ont échangé information et stratégies, puis consolidé leur position vis-à-vis des autorités.
Alors que la planification voulue par le Plan directeur de Delhi 2021 se met en route, les représentant·e·s des vendeurs de rue et leurs alliés ont commencé à chercher de nouveaux moyens de protéger les vendeurs de rue des expulsions arbitraires. Le Plan directeur de Delhi, un document statutaire, a été utilisé par les autorités municipales pour justifier les expulsions d’établissements et de marchés informels dans le passé.
En faisant pression pour que les marchés naturels soient désignés dans le Plan directeur, les partisans veulent renverser cette stratégie et protéger ces zones des expulsions en les « mettant sur la carte ».
En avril 2018, Ville focale Delhi a organisé une consultation entre les organisations de travailleurs et de la société civile, les urbanistes et les activistes pour mettre en commun les stratégies et les enseignements propres à faire réaliser une intégration accrue des établissements et des moyens de subsistance informels dans le plan directeur.
Depuis la réunion, une coalition a vu le jour pour coordonner les efforts de plaidoyer menés au cours du processus de planification-cadre pluriannuelle, notamment par la production conjointe d’un « Atlas du peuple » de Delhi. L’Atlas, reflétant les volets du plan directeur vise à combler le fossé entre les statistiques officielles et les réalités de la vie en ville.
En apprendre plus : Comment les vendeuses et vendeurs de rue indiens de Bhubaneshwar se sont associés aux autorités locales
Alliances improbables autour de priorités communes à Mexico, au Mexique
Les vendeuses et vendeurs de rue de Mexico ont été harcelés non seulement par les autorités municipales mais aussi par des groupes de « protection des trottoirs », comme les cyclistes et les piétons activistes. Les leaders des vendeurs de rue ont tendu la main à ces groupes et ont transformé l’hostilité en alliance.
À Mexico, le mouvement de mobilité urbaine veut une ville accueillante aux cyclistes et piétons. Fait notable, ce mouvement a positionné son plan d’action contre les intérêts des vendeurs de rue en réclamant leur expulsion, afin de créer plus d’espace à l’usage des cyclistes et des piétons.
Depuis la réunion, une coalition a vu le jour pour coordonner les efforts de plaidoyer engagés au cours du processus de planification-cadre pluriannuelle.
Toutefois, à l’issue d’une consultation organisée par Ville focale Mexico, qui a réuni des militants locaux de la mobilité urbaine, des représentant·e·s de vendeurs de rue et d’autres travailleurs de l’informel qui gagnent leur vie dans l’espace public, un ensemble de priorités communes a été défini. Le dialogue a permis aux activistes de la mobilité de mieux comprendre la réalité des vendeurs de rue, ce qui les a amenés à défendre les travailleurs au sein de leurs propres réseaux et au-delà. Ils ont même invité l’équipe Ville focale Mexico, lors d’un atelier national sur la mobilité, à prendre la parole devant des militants de tout le Mexique, les renseignant sur la vente de rue et la gestion inclusive de l’espace public.
La nouvelle alliance est un pas vers le démontage des stéréotypes profondément enracinés à l’encontre des vendeurs de rue – y compris ceux qui veulent qu’ils rendent la ville plus encombrée, plus sale et plus dangereuse (alors que les faits montrent souvent le contraire) – qui perdurent à Mexico et, en effet, dans beaucoup d’autres villes du monde.
Comment les vendeurs de rue du monde entier peuvent-ils user de ces stratégies ?
Toutes les consultations décrites jusqu’ici marquent le début des processus qui se poursuivent, c’est-à-dire que, à Lima, à Dakar et à Accra, la participation voulue des autorités publiques à la table du dialogue et des négociations; à Delhi et à Mexico, le renforcement de nouvelles alliances et coalitions en vue de promouvoir et de protéger les moyens de subsistance des vendeurs et vendeuses de rue. Il reste à voir le résultat final de ces efforts mais, dans l’intervalle, quelques leçons stratégiques utiles à d’autres vendeurs de rue sont claires :
- Gestion de l’espace public : recadrer les défis en termes de situations à potentiel mutuellement bénéfique. Une stratégie centrale des vendeurs et vendeuses de rue d’Accra, de Lima et de Dakar a consisté à souligner qu’ils ne s’opposent pas à la réglementation, mais qu’ils souhaitent plutôt conclure à ce sujet, avec les autorités municipales, des accords limpides et équitables, ce qui sera au final bénéfique aux deux parties.
- Alliés et priorités : cultiver des alliances improbables et mettre en avant des priorités communes. Outre les activistes de la mobilité urbaine, d’autres alliés potentiels des vendeurs de rue pourraient être, par exemple, les agences de tourisme, les universitaires ou les urbanistes. Au-delà du plaidoyer en faveur des objectifs communs, ces types d’alliances peuvent aider à changer les perceptions négatives du public à l’égard des vendeurs de rue.
- Visibilité : développer des outils concrets pour rehausser l’image publique. En créant ses propres cartes et en rassemblant des données et des preuves sous la forme de « l’Atlas du peuple », la coalition de Delhi entend mettre en évidence durablement les contributions des travailleurs et travailleuses de l’informel à la ville et s’appuyer sur cette base factuelle pour intervenir dans le processus de planification directeur.
Le dialogue a permis aux activistes de la mobilité de mieux comprendre la réalité des vendeurs et vendeuses de rue.
Au bout du compte, comme objectif, toutes ces stratégies visent à réaliser une vision : l’espace public accessible à tous et partagé par tous. Bien entendu, ces stratégies peuvent varier d’une ville à l’autre, mais les vendeuses et vendeurs de rue cherchent, tous, à gagner leur vie sans craindre d’être harcelés ou expulsés.
Photo vedette : Juan Arredondo/Getty Images Reportage
To read this article in English, see here.
Related Posts
-
Informal Economy Topic
-
Occupational group
-
Region
-
Language