Valeria Gelman et Jillian Du
Pensez aux stands de nourriture délicieuse en Asie du Sud-Est, aux artistes de rue en Afrique, au conducteur de pousse-pousse au Bangladesh et aux travailleurs et travailleuses1 à domicile invisibles qui brodent des vêtements et cousent des souliers en Inde. Qu’ont-ils tous en commun ? Ils font tous partie de la main-d’œuvre informelle mondiale.
Part de l'emploi informel dans la main-d'œuvre urbaine, villes sélectionnées (2003-2015)
La plupart d’entre nous ne savent pas combien de travailleurs y a-t-il dans l’économie informelle et combien ils contribuent collectivement à l’économie urbaine et nationale.
Globalement, l’emploi informel représente un peu plus de 60 % de l’emploi total et près de 44 % de l’emploi urbain. Dans certaines villes des pays du Sud, l’économie informelle emploie 80 % de la population active.
Pourtant, aussi importante que soit l’économie informelle, les gouvernements planifient rarement des mesures en faveur des travailleurs de l´informel ou cherchent même à les intégrer. Les économistes, les urbanistes et les praticiens du développement ont longtemps été portés à croire que, avec le développement, l’économie informelle disparaîtrait. Mais cela ne s’est pas produit, parce que l’économie informelle est vaste, diverse et persistante.
Au Mexique, les travailleurs de l´informel représentent de l’ordre de 60 % de la main-d’œuvre et génèrent 30 % de la valeur ajoutée brute (VAB) du pays. En Inde, 36 % de toutes les entreprises sont informelles et basées à domicile. Dans l’ensemble, selon les estimations, les entreprises informelles, en dehors de l’agriculture, génèrent de 25 à 50 % de la VAB : 50 % dans les pay d’Afrique de l’Ouest, 46 % en Inde, 29 % dans la région Moyen-Orient et Afrique du Nord (MENA) et 25 % en Amérique latine.
L’économie informelle est une composante intégrale du paysage économique des villes. Autant dire qu’il est temps que les villes reconnaissent et valorisent la contribution des travailleurs de l´informel. Si elles entendent accroître la productivité économique, la voie à suivre est celle qui consiste à faire en sorte que les travailleurs de l´informel participent aux processus formels et aux institutions de gouvernance urbaine, de planification et de financement.
L’économie informelle : large, persistante et diverse
Dans de nombreuses villes des pays du Sud, la croissance démographique dépasse celle de l’emploi. Cette tendance devrait se poursuivre dans un avenir prévisible, ce qui veut dire que l’économie informelle continuera à se développer. Si l’économie informelle crée plus d’emplois que l’économie formelle et contribue de manière significative à la productivité économique, les villes ne devront-elles pas se mettre en prise avec elle et l’adopter ?
Au lieu de cela, les travailleurs du secteur informel sont souvent stigmatisés et pénalisés rien qu’en essayant de gagner leur vie. Tout le monde dépend de l’économie informelle, d’une manière ou d’une autre, directement ou indirectement, par ses liens avec l’économie formelle. Pourtant, les villes continuent d’ignorer les travailleurs pauvres de l’économie informelle, manifestement la nette majorité, victimes de harcèlement, y compris la confiscation de leurs biens, et d’expulsion de leur domicile et de leur lieu de travail.
« Le fait qu’ils ne sont pas reconnus comme des acteurs légitimes est le défi le plus pressant pour les travailleurs urbains de l´informel », explique Martha Chen, cofondatrice de Femmes dans l’Emploi Informel : Mondialisation et Organisation (WIEGO). « À entendre certains discours dominants, ils sont illégaux, criminels, de faible productivité, et constituent un frein à l’économie. Et ces discours finissent par se refléter dans les politiques, plans et pratiques des villes, créant un environnement réglementaire très sévère et très difficile pour eux de gagner honnêtement leur vie. »
Trois villes inclusives créatives dans leur approche des travailleurs de l´informel
Dans une nouvelle étude parue dans World Resources Report, nous avons mis l’accent sur trois catégories de travailleurs de l´informel — travail à domicile, vente de rue et récupération de matériaux — qui constituent une part importante des travailleurs autonomes urbains directement touchés par les politiques municipales. Cette étude donne divers exemples de politiques et de pratiques d’inclusion qui ont découlé de la collaboration fructueuse entre les villes inclusives et les organisations de travailleurs de l´informel.
BANGKOK, THAÏLANDE : Rattana Chalermchai travaille avec son mari, Mongkol, à domicile. Ancienne ouvrière d’usine, elle a été licenciée en 1997, pendant la crise économique, et fournit aujourd’hui des tongs, fabriquées à la main, à un complexe touristique. Elle et son mari sont membres de HomeNet Thaïlande, depuis une longue date, et ont contribué à plusieurs campagnes de politiques en faveur des travailleurs de l´informel, notamment la Couverture santé universelle. Grâce à HomeNet, ils ont également aidé les travailleurs de la confection à domicile, en Thaïlande, à se constituer officiellement en coopérative de confection. En tant qu'entité juridique, la coopérative a élargi les possibilités d’ordres de travail qui s’offrent à elle et, plus important encore, de renforcer le mouvement des travailleurs à domicile. Photo : Paula Bronstein/Reportage par Getty Images)
Travailleurs et travailleuses à domicile à Bangkok (Thaïlande) : une organisation de travailleurs de l´informel qui produisent une gamme de biens et de services à domicile, HomeNet Thaïlande, agissant auprès des organismes gouvernementaux responsables, les a convaincus de répondre aux besoins de transport des travailleurs de l´informel réinstallés à la périphérie de la ville. Le résultat direct est que la Bangkok Mass Transit Authority (BMTA) a approuvé deux autobus supplémentaires, desservant la zone de réinstallation et une zone de marché principal, et a promis de construire dans la zone de réinstallation, au-dessus d’un passage routier dangereux, une passerelle pour piétons. Les efforts de plaidoyer constant ont également débouché sur la Homeworkers Protection Act (loi sur la protection des travailleurs à domicile) et le Domestic Workers Ministerial Regulation (règlement ministériel sur la protection des travailleurs domestiques), qui donne aux travailleurs à domicile et aux travailleurs domestiques thaïlandais le droit à un salaire minimum, à la protection de la santé et de la sécurité au travail et à d’autres droits fondamentaux du travail.
Vendeurs et vendeuses de rue à Bhubaneshwar (Inde) : les autorités municipales, travaillant avec l’organisation des vendeurs de rue, ont élaboré un modèle d’inclusion créant 54 zones de vente dédiées et environ 2 600 kiosques où les vendeurs de rue peuvent exercer leur activité. Grâce à cet arrangement, les résidents de la ville peuvent continuer à bénéficier du commerce de rue tandis que les vendeurs, travaillant dans les zones désignées, peuvent mener leur activité sans risque de harcèlement ni de confiscation de leurs biens. Bhubaneshwar est devenue l’une des premières villes de l’Inde à reconnaître les vendeurs de rue comme faisant partie intégrante du tissu urbain et à leur désigner un espace d’activité grâce à un modèle complexe de partenariat public, privé et communautaire.
Récupérateurs et récupératrices de matériaux à Bogota (Colombie) : un décret national, pris en 2014, a statué que les villes du pays devraient élaborer des plans de gestion des déchets solides, plans qui reconnaissent et rémunèrent les récupérateurs de matériaux pour la collecte, le transport et le tri des déchets recyclables. Cette évolution est le résultat des efforts de plaidoyer engagés pendant des décennies par les récupérateurs de Bogota pour convaincre la municipalité de rémunérer leurs services. Suite à cette décision, et grâce aux efforts conjoints de l’Asociación de Recicladores de Bogotá (ARB) et de WIEGO, huit autres villes colombiennes paient aujourd’hui les récupérateurs pour leurs services de collecte et de recyclage qui profitent à tous en gardant les rues propres et en détournant les matières recyclables des sites d’enfouissement.
BOGOTA, COLOMBIE : Sonia Janeth Barriga, une récupératrice membre d’Asochapinero — filiale de l’Asociación de Recicladores de Bogotá (ARB), une fédération d’associations et de coopératives de récupérateurs qui défendent les droits des récupérateurs de matériaux — transporte sur un tricycle des matériaux recyclables. Dans ce quartier, Chapinero, elle a négocié avec les administrateurs de bâtiment, les voisins et les directeurs d’hôtels pour pouvoir récupérer leurs matières recyclables. Son appartenance à une organisation a été déterminante au succès des négociations. Photo de Juan Arredondo / Reportage de Getty Images
Trouver des solutions gagnant-gagnant, ensemble
Ces villes et d’autres encore ont démontré que, lorsque les travailleurs de l´informel sont reconnus et protégés, tout le monde y gagne mais que cela exige une collaboration entre les municipalités, les organisations civiques, les associations de travailleurs et d’autres parties prenantes clés.
En clair, les villes doivent examiner leurs politiques et pratiques en vue d’autonomiser les travailleurs du secteur informel, ce qui signifie qu’elles doivent d’abord arrêter les pratiques, comme le harcèlement, les expulsions et les délocalisations, qui ont un impact négatif sur le travail informel. Deuxièmement, dans une démarche nettement positive, les villes doivent apporter aux travailleurs de l´informel un soutien actif en leur donnant accès à des biens et espaces publics, à la protection sociale et à des services améliorés. Enfin, et surtout, les villes doivent réserver aux organisations de travailleurs de l´informel une place à la table d'élaboration des politiques. Pour avancer, c’est-à-dire négocier des politiques et des plans qui équilibrent les intérêts concurrents et favorisent la justice sociale, la meilleure façon est d’inclure la voix des travailleurs de l´informel (ainsi que d’autres parties prenantes) dans les processus formels de gouvernance.
Dans la mesure où l’on veut que les villes soient plus égalitaires et respectent les engagements mondiaux en matière d’inclusion, d’équité et de durabilité, engagements énoncés dans l’Objectif 11 du développement durable des Nations Unies et le Nouveau programme pour les villes, Habitat III, il est impératif que la main-d’œuvre informelle urbaine soit reconnue, valorisée et soutenue.
This article originally appeared on the World Resources Institute’s Insights blog.
Feature photo: Ahmedabad, India: Choral Mauladia poses near by her cart where she sells vegetables at a local market. Street vendors face a number of difficulties, including harrassment from local officials and displacement by urban development projects. Given these threats, Choral joined the Self Employed Women's Association (SEWA), a trade union that works to secure the rights of workers in the informal sector. Photo: Paula Bronstein/Getty Images Reportage
1Afin de montrer notre souci sur l'inégalité entre les sexes, et d´assurer la visibilité des femmes dans tous les textes publiés, sans biais, discrimination ou préjugé et de reconnaître leur apport à la collectivité, WIEGO va s´appliquer à utiliser un langage épicène, ou avoir recours au doublet. Cependant afin de faire nos publications plus lisibles et intelligibles, dans certain cas nous utiliserons le masculin générique, spécialement quand les hommes et les femmes se trouvent déjà explicitement nommés dans le texte ou en raison des caractéristiques du texte (brochure, twiter, etc.).
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